Plusieurs éléments participent de cette mise à distance :
- La société de la performance dans laquelle nous évoluons rend plus difficile la reconnaissance des fragilités liées au vieillissement. Ne pas en parler, invisibiliser le sujet peut donner l’impression de s’en protéger, de remettre à plus tard le fait de s’en préoccuper (quand nous n’aurons plus le choix physique et psychologique). Parce que ce souci de performance traverse l’ensemble des strates de notre société, il limite aussi la capacité des élus et autres dirigeants à inscrire le sujet à l’agenda politique.
- La confusion encore trop fréquente entre vieillissement et dépendance cannibalise l’ensemble de la problématique et contribue à son invisibilité. En réalité, on peut vieillir sans jamais devenir dépendant : avec l’allongement de la durée de vie, les campagnes de prévention et les progrès de la médecine, toutes les personnes âgées ne connaitront pas des situations de grande dépendance avant de mourir.
- Si l’on peut vieillir sans perte d’autonomie, la dépendance recouvre, elle-même, des réalités multiples. Or, aujourd’hui, la notion de dépendance est envisagée comme un bloc sans nuances alors qu’elle est en réalité une échelle.
Derrière l’emploi des grandes catégorisations, comme celles des « séniors » ou des « vieux », le risque est ainsi de nier la diversité des formes de vieillesse, favorisant la mise à distance des personnes avançant en âge et le souhait de retarder au maximum leur inscription dans ces catégories.
Chez les personnes âgées de plus de 70 ans que nous avons interrogées, une forme de paradoxe s’observe en effet. Pour beaucoup, la retraite s’apparente à un « temps béni » heureux, symbole de liberté, de temps retrouvé et de spontanéité. Mais la valorisation de la retraite va de pair avec une forme de déni de la vieillesse. Celle-ci génère des inquiétudes de plusieurs ordres (peur de la maladie, de l’isolement…), et tend, dans les esprits, vers la dépendance. Toutes ces craintes limitent finalement les projections sereines, l’appréhension des problèmes liés au vieillissement et l’anticipation des situations de crise, sur le registre du « on verra bien quand ça arrivera ».
Ces difficultés à anticiper le vieillissement (notamment en adaptant ou en changeant de logement) créent alors des risques concrets pour les personnes âgées : selon l’Agence nationale de l’habitat (Anah), seulement 6% du parc de logement est adapté à la perte d’autonomie, tandis que plus de130 000 hospitalisations et 10 000 décès par an interviennent à la suite d’une chute domestique. Entre le maintien à domicile et l’Éhpad, le système français reste prisonnier d’une vision binaire qui ne répond plus aux besoins d’une population vieillissante de plus en plus diversifiée.
Des solutions alternatives existent déjà aujourd’hui, mais elles restent assez mal identifiées et peu prescrites par les acteurs institutionnels. Parmi les plus attractives se trouvent les formes d’habitat alternatif (colocation entre seniors, béguinage, Babayaga, etc.) qui émergent de façon embryonnaire sur certains territoires et suscitent l’intérêt de la population et des médias, au détriment parfois des solutions plus anciennes et installées comme les Résidences services seniors (RSS). Répondant à un réel besoin et bénéficiant d’une opinion globalement positive, ces dernières pourraient devenir un maillon important du bien-vieillir en conjuguant adaptation aux besoins locaux – en concertation avec les acteurs du territoire – et ouverture sur le monde extérieur.
Cette faculté à anticiper son vieillissement est, de toutes façons, amenée à évoluer à terme sous l’impulsion d’une massification de l’aidance liée au vieillissement démographique. En 2030, un salarié sur quatre sera aidant. Et il se pourrait bien que la « génération sandwich » – cette génération d’aidants pris entre leurs enfants et leurs parents vieillissants – change la donne.
Il y a fort à parier qu’elle anticipera davantage son vieillissement et exigera des solutions adaptées à ses valeurs : liberté, mobilité et modernité.
Sources :
L’ObSoCo et le GIE Viseha, « Les besoins et attentes liés aux Résidences services seniors », 2024
L’Anah, « L’Anah lance une campagne de communication consacrée à MaPrimeAdapt‘ », 29 janvier 2024
Ministère chargé de l’autonomie, « Plan antichute des personnes âgées », 21 février 2022
Pour poursuivre :
Le Grand âge, l’impensé français
Une note signée par nos expertes Diane Blanchard et Marie Gariazzo en partenariat avec GIE Viseha et La Fondation Jean Jaurès