Transmission de patrimoine : la révolution silencieuse

Si le patrimoine des ménages a fortement augmenté en France depuis 2009, cette accumulation de richesses ne s’est pourtant pas répartie uniformément au sein de la population. Une révolution silencieuse qui redéfinit l’égalité des chances et divise la France entre héritiers et non-héritiers. La « roue de la fortune » tourne, mais pas pour tout le monde, ni partout.

L’héritage en temps réel : quand l’aide familiale devient de plus en plus structurelle
« Sans l’aide de mes parents, je n’aurais jamais pu acheter. » Ce témoignage, devenu courant, en dit long sur la France contemporaine. Dans un pays où l’ascenseur social par le travail est sinon bloqué, en tout cas fortement grippé, l’héritage est devenu un levier décisif… réservé à ceux qui peuvent en bénéficier.


En cinquante ans, sa place a littéralement explosé. Selon le Conseil d’analyse économique, la part de la fortune héritée représentait 60 % du patrimoine total en 2022, contre 35 % au début des années 1970. Autrefois taboue, la transmission patrimoniale est devenue centrale, et sa nature même se transforme. Elle n’est plus seulement ce legs qui arrive au moment du décès, mais un soutien distillé tout au long de la vie.
Études, premier logement, reconversion professionnelle, lancement d’entreprise, divorce ou licenciement : l’aide familiale intervient désormais à tous les moments-clés. D’après l’Insee, 40 % des parents aident leurs enfants pendant leurs études, 70 % lorsqu’ils sont installés dans la vie active. Cette « sécurité familiale » devient une composante structurelle des projets individuels. Mais elle accentue aussi les inégalités entre ceux qui peuvent compter sur ce filet et ceux qui en sont privés.


L’immobilier, révélateur des inégalités
L’accès à la propriété illustre avec acuité ce basculement. Quatre ménages sur dix parmi les jeunes primo-accédants déclarent avoir été aidés par leur famille. Recevoir un don ou un héritage augmente de quinze points la probabilité de devenir propriétaire. En d’autres termes, l’avenir résidentiel des jeunes dépend de plus en plus du patrimoine de leurs parents.
L’augmentation des prix de l’immobilier y est pour beaucoup, accentuée par l’accroissement des taux d’intérêt depuis 2022. Mais les exigences des banques ne sont pas en reste. « Même si vous avez de très gros revenus et une situation stable, plus aucune banque n’accepte de prêter à 100 %, c’est-à-dire sans apport », note une notaire parisienne.


Le vieillissement, une nouvelle équation
L’allongement de la durée de vie bouleverse le calendrier des transmissions. Les héritages arrivent plus tard.

Le « panier moyen de succession » au moment du décès tend aussi à se réduire selon plusieurs notaires. En cause : le financement de la fin de vie et l’anticipation croissante des transmissions. Héritage tardif, donation précoce : une nouvelle donne se dessine.
Vivre plus longtemps, c’est aussi devoir arbitrer entre transmettre et conserver ses ressources pour financer d’éventuelles années en Ehpad ou en résidence médicalisée. « Des patrimoines de 700 000 euros peuvent disparaître en quelques années. On pioche dans le patrimoine, surtout quand les retraites ne sont pas énormes. », alerte un professionnel du secteur.


Demain, l’héritage pour toute retraite ?
Réforme après réforme, toute une génération doute de toucher une vraie retraite. Les revenus du salariat, à eux seuls, permettent difficilement de changer de palier social. Le financement individuel de la retraite risque de s’ajouter comme un poids supplémentaire. Le patrimoine hérité jouera alors un rôle de stabilisateur ou d’amortisseur important pour ceux qui en bénéficieront… Mais pour les autres ?


Un tabou fiscal persistant
Un paradoxe s’installe. D’un côté, les Français réclament davantage de justice sociale et d’équité fiscale. De l’autre, ils s’opposent viscéralement à toute hausse des droits de succession, comme si l’héritage constituait un droit sacré. D’après l’Observatoire des inégalités, cette opposition repose sur une double surestimation : celle des montants transmis (62 % des successions portent sur moins de 30 000 euros, seuls 15 % dépassent 100 000 euros), et celle du taux d’imposition (5 % en moyenne, 87 % des successions n’entraînant aucun impôt).


Le débat ne fait que commencer et il promet d’être explosif. Dans une société traversée par les appels à « tout bloquer » pour dénoncer un horizon qui se rétrécit, l’héritage devient à la fois un rempart et un miroir des inégalités.

Source : La roue de la fortune. Constitution et transmission des patrimoines dans la France contemporaine

Retrouvez la totalité de l’étude de Marie Gariazzo (L’ObSoCo), Jérome Fourquet (Ifop) et Sylvain Manternach sur le site de la Fondation Jean Jaurès