Don & emprunt : (rapide) anatomie d’une chute

Le don et l’emprunt sont deux pratiques en très nette perte de vitesse. En un peu plus d’une décennie, le taux de pénétration du don a perdu 15 points, quand celui de l’emprunt a chuté de 19 points.

Rentrer dans le détail des produits empruntés, et plus particulièrement, s’intéresser à leurs évolutions respectives dans le temps, permet déjà d’avancer un premier élément de réponse : la dématérialisation de la consommation, et plus particulièrement de la consommation de produits culturels.

Mais ce facteur d’explication n’épuise le sujet, d’autant que toutes les catégories de produits testées sont en diminution.

Il pourrait alors être tentant de puiser dans le registre des valeurs : les Français seraient encore très attachés à la notion de propriété, moins tournés vers l’altérité, moins généreux…

Sans même valider ou invalider ces discours invoquant des potentiels changements ou constances dans les dispositions individuelles, il nous semble cependant important de chercher du côté de ce qui libère ou contraint certaines dispositions.

En effet, la baisse du don et de l’emprunt est clairement à mettre en lien avec l’émergence et le succès, depuis les années 2010, de multiples plateformes numériques – Vinted, Le Bon Coin, Blablacar,… – offrant aux particuliers la possibilité de compléter leurs revenus en louant / vendant leurs différentes possessions, tout en développant des discours autour d’aspirations fortes, comme le lien social ou l’écologie.

Ce processus d’extension de l’univers marchand à des sphères autrefois « préservées » a dès lors monétisé des échanges autrefois non-monétaires, inséré des logiques économiques là où des logiques non-marchandes dominaient, et de ce fait diminué le recours au don et rendu plus difficile la possibilité d’emprunter sans payer.

Le cas du don de vêtement est particulièrement édifiant, et les contreparties d’une baisse de ce type de donation n’ont pas tardé à se faire sentir. En mars 2023, c’est d’ailleurs en réaction à la nouvelle concurrence de ces plateformes que l’association Emmaüs avait détourné le slogan de Vinted pour sensibiliser les utilisateurs de la plateforme. Le « Tu ne le portes pas ? Vends-le ! »  du site en ligne de vente et d’achat de vêtements entre particuliers devenant « Si tu ne le portes pas, donne-le », un détournement affiché sur des vêtements fictifs, mis en vente sur Vinted pour tenter de ramener vers le don.

Alors que posséder des objets peut s’avérer contraire à des dimensions modernes de la consommation telles que l’immatérialité ou la durabilité (« moins mais mieux »), mais aussi à l’avènement de cette économie dite « collaborative », cette dynamique semble au contraire renforcer le caractère valorisable de la propriété. Un nombre croissant de possessions matérielles peut être transformé en actifs, les « propriétaires » pouvant ainsi plus facilement générer des revenus supplémentaires en mettant en location leur voiture, leur perceuse, en vendant les vêtements ou les meubles qu’ils n’utilisent plus.

Au-delà de la mise en lumière d’un univers marchand quasiment inarrêtable, ces baisses structurelles du don et de l’emprunt signalent aussi que dans l’opposition usage et propriété, le premier modèle ne semble pas remplacer le second, mais se superposer à lui. La valorisation sociétale de l’usage s’accompagnant d’une valorisation d’une propriété redéfinie, plus volage, parfois plus qualitative et, souvent, plus marchandisée…

Sources :

L’ObSoCo – L’Observatoire des consommations émergentes (2012, 2013, 2018)

L’ObSoCo – Baromètre du pouvoir et des intentions d’achats, septembre 2023