Le phénomène Mukbang

Le concept est aussi simple que déconcertant : sur les réseaux sociaux, des personnes se filment en train de manger (souvent d’importantes quantités de nourriture), tout en interagissant avec leur public.

Cette pratique assez surprenante est apparue en 2009 en Corée du Sud et tire son nom de la contraction de meokda, c’est-à-dire manger, et bangsong, à savoir diffusion. Mais en quinze ans, le phénomène est devenu planétaire et aux quatre coins du monde des milliers de « mukbangers » produisent des contenus sur Youtube ou TikTok générant des millions et des millions de vues. Même la plateforme Twitch en a fait une rubrique à part entière, appelée « social eating ».

 

Car à l’origine, ces vidéos ont été interprétées comme le symptôme d’une solitude croissante en Corée du sud où le nombre de personnes vivant seules a explosé. Dans nos sociétés où le repas solitaire devient de plus en plus fréquent, le mukbang créé paradoxalement une nouvelle forme de commensalité virtuelle.
Mais le succès de ce format s’inscrit également dans une course à l’attention digitale dans laquelle notre écosystème informationnel est plongé. Engagés dans une compétition féroce pour l’attention des internautes, les mukbangers font de plus en plus dans le spectaculaire, l’excès et la démesure afin de capter un regard saturé de contenus, repoussant constamment les limites pour se démarquer et générer du like. Portions de plus en plus gigantesques, durée de plus en plus longue des repas, publications toujours plus fréquentes. Et défis aussi de plus en plus absurdes et…dangereux.

 

Le succès du mukbang révèle enfin notre rapport complexe à l’alimentation. Dans un contexte où les injonctions (parfois contradictoires) à “bien manger” et à contrôler son alimentation sont omniprésentes, ces vidéos offrent une forme de plaisir par procuration. Les spectateurs peuvent ainsi vivre leurs pulsions d’abondance et désirs de transgression alimentaire sans conséquences ni culpabilité, à travers l’écran. D’autant qu’ils peuvent avoir l’impression de savourer les repas en question. Les bruits de mastication, pourtant généralement considérés comme impolis en société, deviennent ici source de connexion et même d’apaisement (un effet connu sous le nom d’ASMR : Autonomous Sensory Meridian Response).

 

Finalement, le phénomène mukbang incarne parfaitement les contradictions de notre époque : entre quête de lien social et individualisme, entre conscience écologique et célébration de l’excès, entre restrictions et hyperconsommation. Qui aurait cru qu’observer quelqu’un manger devant sa caméra pouvait se révéler être un miroir saisissant de nos tensions contemporaines ?