L’ObSoCo a lu pour vous : L’écosystème des hackerspaces au service du « Faire »

Loin de se réduire à une activité de geek inaccessible aux profanes, l’univers des hackers et des hackerspaces constitue des laboratoires d’utopies concrètes dans lesquels les individus font, programment, inventent, prototypent, réalisent et produisent, par eux-mêmes et avec les autres en préfigurant les modes de production et de consommation de demain.

Lallement Michel, L’âge du faire, Hacking, travail, anarchie, Seuil, Paris, 2015, 441 p.

 

Ce livre, très alléchant dans ses promesses, analyse la montée en puissance et l’héritage du mouvement Maker et Hacker dans la Silicon Valley, à partir d’une étude empirique (observation directe/participante et entretiens) menée dans un hackerspace auprès d’une communauté de hackers. Ces ateliers de conception, de formation et de production collaboratifs ouverts, basés sur l’hybridation entre l’open software (les logiciels et la programmation libres et ouverts) et l’open hardware (la production matérielle libre et ouverte), autour de l’informatique connectée et des machines à commandes numériques (et autres outils plus rudimentaires), laissent libre court à « la volonté de créer et de partager ». 

Ces « lieux communautaires » sont des « associations à but non lucratif gérées collectivement », fondés sur le « refus de la hiérarchie », la « liberté d’échange de l’information », la valorisation des valeurs d’autonomie et de créativité, le « rejet des discriminations », la croyance dans le caractère émancipatoire des techniques, le gouvernement par consensus et l’ « importance conférée à la « do-ocratie » (pouvoir de faire) ». Chaque membre (majoritairement issu des classes moyennes blanches) du hackerspace californien étudié par l’auteur « bénéficie des ressources utiles pour donner libre cours à ses projets individuels et collectifs, partager des connaissances, innover ensemble ». Ces pratiques hacker expriment le « désir de la bidouille » et du « faire » soi-même et avec les autres. Loin d’être marginales, anecdotiques et réductibles au nouveau capitalisme contemporain, elles doivent selon l’auteur être prises au sérieux en ce qu’elles tiennent « le travail comme une pratique productive qui trouve en elle-même sa propre fin ». Et les hackerspaces peuvent apparaître comme des laboratoires sociaux, des lieux d’ « utopies concrètes », des « poches alternatives », où s’inventent les formes d’activité et d’organisation productive et les « modalités de vie commune » de demain. Dès lors, deux questions de fond sous-tendent ce travail : assistons-nous à un « nouveau paradigme du travail » « épuré des contraintes et des contradictions du post-taylorisme dominant » ? Et « les hackers contribuent-ils, et comment, à la transformation des sociétés modernes » ?

Si le « faire » excède de loin les seules activités au sein des Fab Labs et des hackerspaces, on peut porter au crédit de ce travail la reconsidération de la place du travail et des représentations du travail et de ses motivations dans nos sociétés. Les hackers s’impliquent sans compter et s’adonnent pleinement dans/à leurs activités en suivant des motivations intrinsèques : « défis intellectuels dans les tâches à effectuer », plaisir du travail mené à bien pour soi, « souci d’efficacité » anti-utilitariste, refus de « dissocier le travail et l’art », réhabilitation « au cœur du travail » du plaisir et de l’esthétique. M. Lallement montre bien également en quoi le travail peut enfin se voir « imputer un véritable pouvoir démiurgique » de transformation non seulement de la matière mais également des hommes, de la société et du monde.

Lallement montre également très bien en quoi ces communautés hacker doivent être comprises dans une acception très particulière de la « communauté ». En effet, si une des motivations de la fréquentation des hackerspaces réside dans la volonté de « rencontrer physiquement d’autres hackers», ces derniers « ne vivent pas et ne travaillent pas ensemble en permanence ». Il existe, de plus, un « flux permanent de volontaires » et une « liberté de fréquentation en fonction de ses désirs et de ses possibilités ». Dès lors, si communauté il y a, elle se comprend d’avantage ex-post, comme un sentiment d’appartenance à un projet commun via l’adhésion à une communauté concrète de pairs dans lesquelles les relations en face à face sont en général « peu intenses ». Car, bien qu’ils se rassemblent dans un même lieu avec des moments d’effervescence collective et l’existence de règles de vie commune implicites, la « priorité est donnée au hacking», l’important étant pour les membres « de pouvoir venir travailler sur un projet, sans nécessairement se sentir obligés d’interagir  à tout moment avec ses voisins » (p. 208). On a là selon M. Lallement une « façon singulière de faire communauté – seuls en groupe » –, une « forme d’individualisme positif permettant d’être libres ensemble ».

L’auteur montre enfin bien en quoi ces communautés qui fonctionnent au consensus ne sont pas iréniques et font l’objet de nombreux paradoxes. Dans le hackerspace étudié par M. Lallement, les principes fondateurs ouverts de l’atelier doivent, dans un contexte de fortes contestations et entraves aux règles communes, céder la place à la restriction partielle de l’accès au lieu. L’auteur montre aussi très bien les multiples tensions à l’œuvre au sein du hackerspace. Elles ont trait à la fois au « mode d’activité à privilégier » (le « cracking » ou le « making ») ; au conflit entre l’ « idéal de perfection technologique » des uns et le « souci d’action politique » des autres ; au « matériau à hacker en priorité », opposant ceux qui pensent le hacking comme la « capacité à coder vite, bien et avec imagination » et ceux qui veulent « transformer les choses et le monde » via la technique ; à l’éthique du faire et ses rapport parfois ambigus avec l’esprit du capitalisme.

Cet ouvrage s’inscrit bien dans les travaux en cours et à venir de l’ObSoCo qui prennent au sérieux la dynamique émergente du « Faire » dans toutes ses dimensions, bien au-delà des seuls hackers, programmeurs et adeptes du prototypage.  L’observatoire du « Faire » lancé par l’ObSoCo entend ainsi analyser la montée en puissance du désir de personnalisation des produits, de l’engouement pour les loisirs créatifs, du bricolage et de la décoration, de la multiplication des hackerspaces et autres fablabs dans le sillage du succès des maker faires. Une volonté de donner un sens à sa consommation et de se réapproprier sa consommation se fait jour, en faisant par soi-même et (en relation) avec les autres. L’âge du faire trace peut être les voies d’une « vie bonne » dans l’acte d’une consommation agissante et créative, vectrice de réalisation personnelle au travers d’activités permettant d’exercer ou de révéler ses talents, d’exprimer sa personnalité et qui pourrait déboucher sur une économie des effets utiles.