Comme l’explique le philosophe Michel Feher qui, dans son dernier ouvrage, remet le mot au goût du jour, le producérisme oppose les vertueux « producteurs » qui créeraient de la valeur tangible pour la collectivité (qu’ils soient salariés, indépendants ou patrons..) aux « parasites » qui s’accapareraient indûment les fruits de leur travail sans réellement contribuer.
Une dichotomie qui transcende les clivages tels que riches/pauvres, capital/travail ou droite/gauche, et offre un autre regard sur la façon dont les tensions sociales peuvent être interprétées. Car, toujours selon cette vision du monde, il y aurait deux types de parasites : les élites (jouisseuses) et les fainéants (profiteurs). Dit autrement : des parasites d’ »en haut » (spéculateurs, rentiers, bureaucrates, voire certains intellectuels…) et des parasites d’en bas » (les assistés).
Une autre caractéristique du producérisme consiste en outre à associer les producteurs à la culture nationale tandis que les parasites auraient, quant à eux, toujours un parfum d’étranger.
Tout ceci n’est pas à proprement parler nouveau. Feher rappelle que le producérisme a une longue histoire, né au XVIIe siècle avec la Révolution anglaise et repris par l’Abbé Sièyes dans son fameux pamphlet « Qu’est-ce que le tiers état ? » avec la Révolution française. Mais une bascule vers l’extrême droite s’opère, explique-t-il, dans la deuxième partie du XIXe siècle, puis s’accentue à mesure que la vision marxiste de la lutte des classes devient dominante dans le mouvement ouvrier. Le producérisme glisse alors progressivement vers une alliance du capital national et du travail national contre les parasites d’en haut qui seraient essentiellement les juifs, et les parasites d’en bas, essentiellement les travailleurs immigrés.
Si cette vision simplifiée du monde et la rhétorique qui l’accompagne sont aujourd’hui présentes en France, à gauche comme à droite et au centre d’ailleurs dit Feher, elles se trouvent toutefois particulièrement réactivées par le RN. Avec le succès qu’on lui connaît. Car si « pendant les trente glorieuses, ce raccourci n’était pas coûteux parce que le producerisme était déracialisé (…) à partir du moment où il y a un début de légitimation de la racialisation, ce sont toujours les partis racistes qui empochent la mise » explique Feher.
De quoi aussi comprendre pourquoi le RN comme ses sympathisants rejettent la dénomination de parti extrémiste mais se présente tout au contraire comme un « parti du milieu », défendant le « bon peuple ». Un positionnement qui lui offre une flexibilité redoutable, capable de cibler toutes les menaces, et aussi bien les élites financières que l’immigration selon le contexte. Cerise sur le gâteau, explique Feher : contrairement là aussi à la droite ou la gauche actuelles (qui ne tapent chacune que sur une des deux catégories de parasites), le RN promet une amélioration de la condition des Français sans qu’ils n’aient rien à changer. Puisqu’il suffit de se débarrasser des parasites. Qui dit mieux ?
L’intérêt de cette analyse, on le voit, est qu’elle permet de comprendre l’attractivité du RN plutôt que de la nier et invoquer la seule colère ou protestation des électeurs. Ultimement, et au-delà des ressorts de l’attractivité de ce parti, et quand bien même on peut ne pas être d’accord avec tout, cette analyse du producérisme a aussi le mérite de susciter une réflexion profonde sur la valeur du travail, la nature de la contribution sociale et les fondements de notre vivre-ensemble… Stimulant !
Michel Feher, Producteurs et parasites : L’imaginaire si désirable du Rassemblement national, La Découverte, 2024
Podcast : La Suite dans les idées, France Culture, 5 septembre 2024