Le succès du drive fermier durant le confinement ou la rencontre entre la technologie et le local

Vincent Chabault

Sociologue, maître de conférences à l’Université Paris Descartes et chargé d’enseignement à Sciences Po

 

Lorsque l’État ferme les restaurants le 15 mars et les marchés alimentaires une semaine plus tard, les producteurs perdent une grande partie de leurs débouchés commerciaux. Ce bouleversement conduit les maraîchers, les éleveurs et les artisans à s’investir dans l’organisation de drives fermiers ou à y renforcer leur présence avec l’aide des collectivités locales et des chambres d’agriculture sous la marque « Bienvenue à la ferme ».Peu visible depuis la capitale, ce réaménagement des circuits commerciaux rencontre les intérêts des consommateurs, qui, comme ce fut le cas lors des précédentes crises sanitaires, plébiscitent l’offre locale.

Le drive fermier dans la nébuleuse des circuits-courts alimentaires

Inspiré des drives de la grande distribution, le drive fermier est un système d’approvisionnement fondé sur la commande en ligne et le retrait différé des achats dans des endroits déterminés (places, parkings, aires de covoiturage). Le premier drive a été mis en place en 2012 à Eysines, près de Bordeaux, par la chambre d’agriculture de la Gironde. Il se distingue des ventes à la ferme (drive à la ferme, cueillette sur parcelles). 

Ces deux systèmes participent avec d’autres (marchés, boutiques de producteurs, Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) au redéveloppement des circuits-courts, lesquels connaissent un regain d’intérêt depuis le début des années 2000 (vente directe et vente avec une seul intermédiaire). Si la question de la proximité ne figure pas dans leur définition officielle de 2009, ces chaînes alimentaires valorisent la production locale.

Représentant selon les estimations 10 % des achats alimentaires, les circuits-courts sont parés de toutes les vertus. Ils rapprochent les producteurs des consommateurs que les grossistes et la grande distribution ont contribué à éloigner. Contre l’offre standardisée de l’agro-industrie, ils revalorisent l’irrégularité des produits adaptés à des consommateurs en quête d’authenticité. Ils contribueraient par ailleurs au maintien des exploitations, à la visibilité de l’agriculture durable et au développement local en s’associant parfois à des projets touristiques et pédagogiques. Enfin, les circuits-courts seraient le moteur d’une convivialité retrouvée, d’une part, et d’une prise de conscience quant aux dérives de l’agro-industrie et de son empreinte environnementale, d’autre part. Toutes les dimensions de la proximité sont ainsi réunies : spatiale, relationnelle, citoyenne.

Avant/pendant : tour de France

Quelques cas permettent de mesurer la progression des commandes adressées aux drives fermiers existants avant la crise.

Du côté des drives crées à la hâte après la fermeture des marchés, les données récoltées témoignent de leur succès. Mis en en place par la Chambre d’agriculture du Puy-de-Dôme, les drives d’Aubière et de Riom ont assuré 600 commandes. À Rennes, le drive a enregistré 700 commandes par semaine pour un panier moyen d’élevant à 60 euros. Les huit drives organisés à Montpellier, regroupant 42 producteurs et artisans, ont quant à eux réalisé 1000 commandes pour un chiffre d’affaires de 40 000 euros.

Face à l’explosion de la demande, la réactivité numérique des agriculteurs s’est doublée d’un investissement intense dans l’activité de calibrage et de préparation des commandes, de manutention et de livraison, ce qui a éloigné une bonne partie d’entre eux de leur exploitation.

Pérennisation, démocratisation, pouvoir normatif

Le succès indiscutable des drives fermiers durant la période du confinement conduit à élaborer plusieurs questionnements et pistes de réflexion.

La première interroge la pérennisation du dispositif. L’examen de la presse quotidienne régionale, qu’il faudrait prochainement compléter par les données des chambres d’agriculture, laisse penser que les drives fermiers n’ont pas disparu à la réouverture des marchés de plein-vent. S’ils semblent moins réguliers, ils sont, dans les cas observés, associés au marché comme un service supplémentaire destiné notamment à une clientèle active, urbaine et intéressée par le retrait de commandes en semaine.

La question de la démocratisation des circuits-courts se pose également. La période de confinement aura-t-elle permis d’élargir de manière durable le cercle des consommateurs en termes de profil social (niveau de diplôme, budget) ou ces circuits conserveront-ils encore leur image élitiste ?

Une autre interrogation est celle du pouvoir normatif du drive fermier. Le succès de cette infrastructure va-t-il, au côté de l’information des consommateurs, participer au changement durable des habitudes alimentaires ? Les résultats des différentes enquêtes de l’ObSoCo témoignent quoi qu’il en soit des nouvelles attentes d’une partie des consommateurs auxquelles l’appareil commercial sera contraint de s’adapter. Des enseignes comme Leclerc, Super U ou Intermarché, connues pour leur ancrage territorial, se sont d’ailleurs engagées à renforcer la place faite aux petits producteurs locaux dans leurs rayons.

La plateformisation du local

La dernière piste de réflexion  vise à identifier la ré-intermédiation de ces formes de vente desintermédiées. L’explosion des commandes durant le confinement a fait apparaitre, depuis le succès indéniable et controversé de La Ruche qui dit oui (2011), des prestataires engagés dans l’offre de services informatiques et la coordination des producteurs. La plateforme cagette.net a par exemple enregistré 90 000 commandes mensuelles durant le confinement et a mis en place un kit d’urgence libre et gratuit pour les producteurs afin d’organiser leurs ventes en ligne. 1080 producteurs l’ont utilisé selon le cofondateur interrogé par la France agricole le 30 avril 2020. Ce type de plateformes a parfois un ancrage local. C’est le cas de lecourtcircuit.fr basé dans le Nord et le Pas-de-Calais qui a triplé le nombre de commandes pour ses vingt points de retrait, passant de 700 en temps normal à plus de 2000 durant le confinement. Enfin, des plateformes sont mises en place par les pouvoirs publics locaux. Dans le droit fil de sa campagne « j’achète dans ma zone », lancée l’hiver dernier par la présidente socialiste Carole Delga, la région Occitanie a inauguré le site solidarite-occitanie-alimentation.fr qui regroupe près de 3700 producteurs et a, durant le confinement, enregistré une audience de 400 000 visiteurs uniques en quête des coordonnées de producteurs locaux et de drives fermiers.

Si l’approvisionnement alimentaire en grande surface reste bien évidemment la norme, le regain d’intérêt pour les circuits-courts constitue un phénomène marquant du confinement capable de modifier durablement les pratiques alimentaires chez une partie, certes minoritaire mais prescriptrice de la population que l’on sait scrutée par les professionnels du secteur. La diffusion de nouvelles normes alimentaires et la multiplication de structures comme les drives fermiers, soutenues à la fois par les chambres d’agriculture et les collectivités locales, renforcent un « tournant local » qui repose dorénavant sur une relation commerciale technicisée. Le même constat a pu être établi chez les artisans et les commerçants des centres-villes qui, avec l’aide de prestataires et de marketplaces comme Epicery, ont mis en place un service de réservation et de livraison de produits. La rencontre du local et de la technologie ne semble pas constituer une anecdote du confinement mais un réaménagement durable.

Pour aller plus loin sur les circuits-courts alimentaires :

T. Blandin, « La Ruche qui dit oui ubérise-t-elle le système AMAP ? », Reporterre.net, 14/6/2016
Y. Chiffoleau, Les Circuits courts alimentaires. Entre marché et innovation sociale, Toulouse, Érès, coll. « Sociologie économique », 2019.
Y. Chiffoleau, G. Akermann, A. Canard, « Les circuits courts alimentaires, un levier pour une consommation plus durable ? Le cas d’un marché de plein vent », Terrains & travaux, n°31, 2017, pp. 157-177.
Y. Chiffoleau, M. Bouré, G. Akermann, « Les circuits courts alimentaires à l’heure du numérique : quels enjeux ? Une exploration ». Innovations agronomiques, n° 67, 2018, pp. 37-47.
M. Dantas Machado Bouroullec, « Les différentes gouvernances des circuits courts alimentaires de vente en ligne collective », Économie rurale, 2020, n° 371, pp. 59-75.
C. Lamine, avec la collaboration de N. Perrot, Les AMAP : un nouveau pacte entre producteurs et consommateurs ?, Gap, éditions Yves Michel, coll. « Société civile », 2008.
G. Maréchal (dir.), Les Circuits courts alimentaires. Bien manger sur les territoires, Dijon, éditons Educagri, coll. « Références », 2008.

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